• Les "dentelles de Malte"



    Oui, oui, c'est vrai, j'ai déjà fait un article sur la dentelle de Malte


    Mais je n'ai pas résisté à ce petit jeu de mot facile :
    je ne vais pas vous parler de la dentelle de l'île de Malte ...  
    mais des dentelles du Malte de l'ouvrage "Les carnets de Malte Laurids Brigge"  de Rainer Maria RILKE (*)  !

    J'aime à relire de temps en temps ce passage. Je me régale de ces descriptions poétiques, emouvantes, et en même temps parfaitement exactes.
    En quelques lignes très justes, Malte nous fait traverser trois siècles de dentelles !


    Alors si vous avez le temps, je vous propose de lire ce passage avec moi, et nous déroulerons ensemble les dentelles de Malte et de sa mère.








    Et maintenant, je sais aussi comment les choses se passaient, quand Maman déroulait les petits morceaux de dentelle.   .... ....

    "Veux-tu que nous les regardions, Malte ?" disait-elle, et elle se réjouissait, comme si on allait lui faire cadeau de tout ce que contenait le petit casier de laque jaune. Puis, tant son impatience était grande, elle n'arrivait pas à déplier le papier de soie.

    C'est chaque fois moi qui devait le faire. Mais j'étais à mon tour très ému , dès que les dentelles apparaissaient. Elles étaient enroulées autour d'un cylindre de bois qu'on ne pouvait pas voir, tant il y avait de dentelles.

    Et ensuite, nous les défaisions lentement et nous regardions défiler les motifs, toujours avec un moment de frayeur quand l'un d'entre eux s'interrompait. Ils s'arrêtaient si brusquement.




    Venaient d'abord les bandes de broderie italienne, de robustes travaux aux fils tirés, dont les dessins se répétaient sans cesse, aussi clairement ordonnés qu'un jardin de paysan.






    Puis toute une série de dentelles vénitiennes à l'aiguille enfermaient nos yeux dans un grillage, comme si nous étions des monastères ou des prisons.






    Mais ensuite on se libérait et le regard s'ouvrait au loin sur des jardins de plus en plus artistement conçus, jusqu'au moment où tout était devant nous aussi exubérant et aussi tiède qu'à l'intérieur d'une serre : des plantes somptueuses, que nous ne connaissions pas, surgissaient des feuilles gigantesques, les lianes s'agrippaient les unes aux autres, comme saisies de vertige,





    et les grandes fleurs épanouies des points d'Alençon
     venaient troubler la vue en répandant leur pollen.








    Soudain, lassés et l'esprit confus, nous pénétrions sur la longue route de Valenciennes, et c'était l'hiver, de grand matin, et tout était de givre.






    Et on se frayait un chemin à travers les buissons enneigés des Binche et on arrivait en des lieux où personne n'avait jamais été;



    ... ...

    Le froid nous gagnait toujours davantage et, quand arrivaient les fines dentelles au fuseau, ma mère disait enfin :
     "Oh! nous avons maintenant des fleurs de glace dans les yeux!"
    et c'était bien vrai tant il faisait chaud à l'intérieur de nous



    En enroulant à nouveau les dentelles, nous soupirions tous les deux, c'était une longue besogne, mais nous ne voulions la confier à personne.

    "Pense donc ! si nous devions faire tout cela !" disait Maman, l'air littéralement épouvanté.
    Je ne pouvais pas même l'imaginer. Je me surpris à penser que j'avais songé à des petits animaux qu n'arrêtaient pas de filer et qu'à cause de cela on laissait vivre. Mais non! c'étaient naturellement des femmes.


    "Elles sont certainement au ciel, celles qui ont fait cela",
     dis-je, plein d'admiration. ... ...

    Au bout d'un moment, alors que j'avais déjà oublié ma question, elle dit très lentement :

    "Au ciel ? Je crois qu'elles sont tout entières là-dedans.
    A bien regarder les choses, ce pourrait bien être un bonheur éternel.
    On sait si peu de chose sur tout cela"




    Merci de m'avoir accompagnée dans ma lecture ....


    (*) Écrivain autrichien, Rainer Maria Rilke ecrivit les Cahiers de Malte Laurides Brigge dans les années 1904-1910.


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