• Le Gros Point de Venise


     


    Gros point de Venise
    dentelle italienne à l'aiguille,  XVIIème siècle.

    Le gros point de Venise, c'est une explosion, une révolution, un coup de tonnerre dans toute l'Europe.

    Finis les dessins géométriques imposés par les contraintes techniques des premières dentelles à l'aiguille.
    Le gros point de Venise est libre de ses mouvements, et il en profite pleinement,  il multiplie les arabesques, les interminables volutes fleuries qui courent de façon désordonnées,  les feuilles d'acanthes, les grenades, les fleurs de pivoines richement travaillées.

    Et les dentellières rivalisent de prouesses techniques, de raffinement, de points différents, d'invention, jouant avec les creux et les reliefs..... oui,  surtout les reliefs !

    Le résultat ?
    Une riche et somptueuse dentelle sculpturale.

    Les éléments décoratifs, inspirés de l'orient sont disposés de façon libre, au moins dans les productions italiennes d'origine.
    Plus tard, les copies françaises auront tendance à organiser les éléments décoratifs de façon symétrique autour d'un axe central.

    Jusque vers 1650, les motifs sont simplement cousus entre eux.
    Dans la deuxième partie du XVIIème siècle, ils seront reliés par des brides picotées qui deviendront de plus en plus nombreuses et ordonnées, présageant de ce que seront les réseaux dans les points à l'aiguille du XVIIIème.


    Après avoir lu cet article, mon rêve serait que vous sachiez reconnaître
    immédiatement un Gros Point de Venise (1)

    ..... même si ça n'en est pas !


    Un gros point (2) de Venise se reconnaît au premier coup d'oeil :

    une dentelle à l'aiguille dense, lourde, très riche;

    des volutes et des arabesques interminables et désordonnées;

    des fleurs extraordinaires, travaillées avec des points de fantaisie très variés (marqués par des points jaunes sur la photo) : chevrons, pavés diamantés, grilles, etc;

    le tout bordé d'un relief  très accentuées (flèches rouges) obtenu en posant sur le bord une mèche de fils plus ou moins épaisse, fixée par des points de boutonnières.

    Ces reliefs sur le bord des motifs sont appelés des"brodes", et le gros point de Venise se reconnaît entre autre  à l'extravagante grosseur de ses brodes.

    Les motifs peuvent être reliés entre eux par des prides disposées de façon plus ou moins régulière (flèches bleues)







    Dans un premier temps, quand vous voyez ça, vous devez tout de suite dire :
    Gros point de Venise  !


    C'est effectivement un magnifique et très rare col en gros point de Venise.
    Pour être honnête, des vrais points de Venise XVIIème siècle, vous avez peu de chance d'en trouver dans vos greniers !
    Et même dans les musées, il est  rare de voir des pièces entières comme celle ci, car souvent, la dentelle a été découpée et réutilisée au cours des siècles pour être adaptés aux différentes modes successives.




    Quand vous voyez ça, vous devez aussi dire :  
    Gros point de Venise



    Et pourtant, ça n'est pas du Gros Point de Venise, c'est une imitation, mais ça ne fait rien : c'est une imitation parfaite, travaillée exactement de la même manière, avec les mêmes motifs .... mis plus tardive.
    Il faut d'abord savoir reconnaître le Gros Point .... tout en gardant dans un coin de sa tête que c'est peut être une imitation, et là, ça devient une affaire de spécialistes.

    Il faut bien se rappeler que cette dentelle a eu tellement de succès pendant plusieurs siècles, qu'elle a été beaucoup imitée, à toutes les époques, dans tous les pays, et dans toutes les techniques.

    Le VRAI gros point de Venise du XVII ... il est vieux... souvent abîmé,  sans doute jauni (3), luxuriant mais un peu fouilli, somptueux mais parfois maladroit.
    Cette photo vous montre une dentelle trop sagement composée, trop nette, trop parfaite, trop propre, trop blanche, autant d'indices qui font penser à une imitation plus tardive (XVIIIème)
    C'est une imitation irlandaise.

    En France, au XIXème siècle, la célèbre maison Lefébure d'Alençon s'était fait une spécialité de ce qu'elle appelait le "Point Colbert" et qui était une parfaite imitation de gros point de Venise, travaillé dans les règles de l'art, c'est à dire à la main et à l'aiguille.



    Devant ces feuilles d'acanthe et ces brodes très accentuées,
    pensez tout de suite au  Gros point de Venise




     même s'il s'agit en fait  ...  d'une dentelle aux fuseaux.


    Et oui, quand vous êtes une dentellière aux fuseaux, à une période où le gros point de Venise est à la mode et se vend comme des petits pains, que vous reste-t-il à faire pour survivre ?

    Apprendre la dentelle à l'aiguille ? pas possible.

    Alors il ne restait plus qu'à l'imiter le mieux possible.

    Et il faut dire que l'imitation est quasi parfaite.

     Les toilés ajourés aux fuseaux imitent à merveille les points de remplissage à l'aiguille.

    Puis le relief (la brode) était rajouté au bord des lacets et travaillée de façon classique à l'aiguille.









    Riche branche fleurie, fleurs de pivoines avec grosses brodes accentuées ?
    Gros point de Venise bien sûr !







    Mais en fait, il s'agit là d'un gros point de Venise mécanique

     (chimique exactement ... un jour on parlera de la différence entre mécanique et chimique).


    Mais belle  imitation !












    Et là aussi, même si la photo n'est pas très bonne, aucun doute possible :
     Gros point de Venise !




    et pourtant il s'agit dune broderie.

    Oui, aussi extraordinaire que ça puisse paraître, ce n'est ni de la dentelle aux fuseaux, ni de la dentelle à l'aiguille, c'est brodé !

    Cette imitation me laisse baba !

    j'aurais mis ma main à couper .... mais bon, puisque les conservateurs des Musées Royaux d'art et d'histoire de Bruxelles disent que c'est de la broderie, je leur fais entière confiance !

    Je crois que j'admire presque plus cette broderie, ainsi que l'imitation aux fuseaux précédente : quel art, quelle maîtrise pour arriver ainsi à faire aussi bien, sinon mieux, que l'original !






    Une petite touche d'histoire pour conclure ?


    Née en Italie, à Venise, au XVIIème siècle, le Gros Point de Venise  va avoir un succès considérable dans toutes les cours d'Europe et bien sûr en France ou Louis XIV ne pouvait trouver dentelle plus adaptée au Roi Soleil, plus spectaculaire et plus majestueuse.



    Quand je disais que c'était une dentelle "sculpturale".
    Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de dentelles qui puissent être représentée set aussi reconnaissables taillées dans la pierre !


    Sur cette photo d'un buste de Louis XIV, on voit une des utilisations très courante du gros point de Venise à l'époque : en cravate.

    Mais on en portait partout sur les vêtements, et elle servait même dans l'ameublement.
















     La noblesse va se ruiner (parfois  au vrai sens du mot !) pour ce Point;
     on cherchera alors par des décrets à en limiter l'importation, mais ces interdits sont sans effet, et le ministre des finances, Jean Baptiste Colbert, se livrera à un véritable espionnage industriel, créera des Manufactures Royales (à Alençon entre autre) et fera venir des dentellières vénitiennes pour qu'elles y enseignent leurs techniques.

    Il faut savoir que Venise menaçait ses dentellières de représailles si elles partaient enseigner leur art à l'étranger.
    Elles risquaient, sinon la mort, tout au moins de voir toute leur famille emprisonnée si on s'apercevait qu'elles étaient parties en France .... où elles étaient d'ailleurs fort mal accueillies par les dentellières locales (4)

    Les différentes manufactures de Colbert eurent un destin inégal, mais celle d'Alençon en tout cas va remplir sa mission à la perfection, jusqu'à égaler les fabrications vénitiennes ... et même les détrôner en créant une nouvelle dentelle : le Point de France .... mais ceci est une autre histoire.










    A ne pas manquer

    Je vous envoie sur le site du Musée de Retournac qui a comme projet d'organiser un colloque en 2010 sur le gros point de Venise.
    A la fin de l'article, vous trouverez plusieurs documents PDF que je vous conseille d'ouvrir : de magnifiques photos, des gros plans superbes, vous permettent de voir plein de détails.
    c'est    ICI






    (1)attention, bien dire "Gros Point de Venise", ne pas se contenter de dire "Venise", car il existe plusieurs autres dentelles avec Venise dans leur nom.

    (2)"Point" s'emploie généralement pour désigner une dentelle à l'aiguille (je dis "généralement", car bien sur il y a des exceptions comme le Point de Paris qui est aux fuseaux .... ben oui, pourquoi faire simple, hein ?)

    (3) les dentelles à l'aiguille ont plus tendance à jaunir. En effet, la dentellière à l'aiguille touche beaucoup le fil avec ses doigts, et l'acidité de la peau, de la sueur, aura tendance à faire jaunir le fil.
    Les marchands autrefois connaissaient leurs dentellières et savaient celles dont les dentelles auraient plus ou moins tendance à jaunir.
    Aux fuseaux au contraire, on ne touche pas son fil avec les doigts et la dentelle restera plus blanche avec le temps. (j'insiste sur le fait qu'on ne DOIT JAMAIS toucher son fil avec les doigts .... même pour rembobiner, débobiner, tirer, etc.... attention ....  je surveille )

    (4) Quand j'ai commencé la dentelle, j'ai lu avec avidité un roman de Janine Montupet : la dentellière d'Alencon  (suivi de Judith Rose).
    C'est un roman, mais qui permet de découvrir les débuts de la dentelle d'Alençon, l'arrivée des dentellières vénitiennes, le partage du travail (sorte de travail à la chaîne, pour qu'aucune dentellière ne connaisse toutes les étapes de la fabrication .... et ne parte ensuite l'enseigner ailleurs).

    Je n'ai jamais relu ces livres depuis, peut être serais je plus critique aujourd'hui ... mais bof, tant pis, ne boudons pas notre plaisir : si vous les trouvez, achetez les et dévorez les (je ne sais pas s'ils sont encore en librairie, mais ils  sont souvent en vente à petit prix sur ebay ou sur le bon coin)





    Les stars, dans leur ordre d'apparition à l'écran

    1 - Gros Point de Venise XVIIème,Musées Royaux d'Art et d'Histoire Bruxelles
    2 - Col en Gros Point de Venise, vers 1660. Musée d'Ecouen
    3 -  gros plan d'un Gros Point de Venise, vers 1660
    4 -  imitation à l'aiguille du gros Point de Venise, Irlande vers 1886;  Victoria & Albert Museum
    5 -  Imitation du Gros Point de Venise aux fuseaux. Flandre, vers 1670
    6 - Imitation du gros Point de Venise en dentelle chimique
    7 -  col brodé imitant le gros point de Venise. Musées Royaux d'art et d'histoire de Bruxelles
    8 - Buste de Louis XIV par Antoine Coysevox - Musée de Beaux Arts de Dijon
    9 - Jean Murat - La duchesse d'Orléans et ses enfants (détail). 1680.  Musée du Château de Versailles


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