• La Chebka




    J'ai envie de vous faire découvrir  une dentelle particulièrement chère à mon coeur,

    une dentelle tunisienne à l'aiguille qu'on appelle

    Chebka.




    De la Chebka telle qu'elle était avant le protectorat français, on ne sait pas grand chose  hélas ...



    à part que c'était une dentelle uniquement  linéaire, du type entre-deux.

    Et qu'elle était utilisée pour orner les vêtements et  le linge des belles citadines : chemises, cols, mouchoirs, etc

    Sur ce costume de Monastir, on voit la chemise blanche ornée d'un plastron en chebka
    (les manches par contre sont en tulle brodé).













    Les femmes travaillaient cette dentelle sur un métier en forme de coussin allongé, sur lequel elles fixaient les deux pièces d'étoffes qui devaient être jointes,  
    et elles travaillaient directement l'entre deux en s'accrochant aux deux lisières. 



    En Tunisie comme ailleurs, à la fin XIXème, début XXème, les prix tellement attractifs des dentelles mécaniques vont entraîner le déclin de la dentelle locale.

    Mais sous le protectorat français, dès le début du XXème, à l'instar de ce qui se faisait en France et en Belgique  pour sauver l'industrie dentellière, en Tunisie aussi des groupes de femmes et des institutions religieuses vont essayer de faire revivre cet art.

    C'est ainsi que vont naître des écoles et des ouvroirs, notamment à Bizerte, à Tunis et Carthage.



    Dans ces ouvroirs, on va essayer de retrouver les techniques ancestrales transmises oralement de mère en fille,
    on va réapprendre les motifs traditionnels,
    mais on va aussi faire évoluer cette dentelle, tant en ce qui concerne la technique que les motifs.

    En effet, cette dentelle très décorative, et extrêmement solide, était très prisée en France.
    Nombreuses étaient les expositions coloniales qui mettaient en valeur "l'art indigène" et montraient les bienfaits de ces institutions religieuses et caritatives qui permettaient la survie d'un artisanat local.

    Mais il n'était plus possible de la travailler comme autrefois directement sur la pièce à laquelle elle était destinée.

    Il fallait arriver à travailler la dentelle séparément afin qu'elle soit envoyée chez les marchands de dentelle parisiens qui pourraient ensuite les assembler ou les utiliser en incrustation pour l'habillement, mais aussi et surtout pour en faire des tours de napperons, de mouchoirs, des dessus de piano, etc.




    On eu alors l'idée de monter sur le coussin deux petites chaînettes, et la dentelle sera travaillée entre ces deux chaînettes comme elle était travaillée entre les deux lisières des tissus autrefois.














    Sur le dessin de droite, vous voyez le principe de la Chebka:
    on réalise un premier rang entre les deux lisières, puis un deuxième rang qui vient s'accrocher au premier par des boucles, et ainsi de suite.
    En "sautant" plusieurs boucles, on peut ainsi réaliser des ajours.






    La Chebka était donc pratiquement toujours travaillée en bandes,

    mais il est possible de travailler plusieurs bandes en même temps comme le montre cet échantillon.


















    L'examen attentif d'un napperon en Chebka permet de distinguer les différentes bandes, travaillées dans des points de fantaisie différents.
    Parfois ces bandes étaient travaillées ensemble, mais , pour obtenir un plus grande largeur, elles pouvaient aussi être cousues.
    Pour les angles aussi, vous remarquez que les bandes sont tout simplement coupées et cousues à angle droit.

    (Sur la photo en tête de l'article, vous voyez par contre un angle cousu en diagonale)





    Sur cet autre exemple, volontairement photographié à l'envers, vous voyez bien la couture toute droite aux angles.

    Une dentelle à l'aiguille,
    aux motifs généralement assez denses
    Des motifs géométriques, des zigzags, des carrés, des losanges...
    Et surtout cette successions de bandes contiguës, plus ou moins larges

    Autant de signes distinctifs de la dentelle Chebka traditionnelle
    .




    Mais pour répondre à la demande grandissante de la clientèle française,  les ouvroirs tunisiens devront se mettre à faire des bords dentelés et non plus droits, des petits motifs d'incrustation parfois figuratifs, ou bien réaliser des cols,  des bavoirs, des angles de mouchoirs aux angles composés et non plus cousus ....

    bref, il va falloir renoncer à faire uniquement des entre deux,
     fini la petite chaînette toute droite !

    Les enseignantes de ces ouvroirs vont alors introduire les méthodes de la dentelle à l'aiguille européenne

    On va remplacer la chaînette par un simple point de bâti cousu sur du papier kraft.
    La dentellière s'accrochera à ce point de bâti comme elle le faisait sur la chaînette.
    L'avantage étant que ce point de bâti peut être droit, mais peut aussi très facilement épouser les contours de forme variées







    Sur cet exemple, on voit un tour de mouchoir encore fixé à son papier kraft par son point de bâti.

    La dentelle est toujours à base de bandes juxtaposées aux motifs variés, mais les angles sont travaillés en même temps, en intégrant ce motif d'étoile qu'on trouve souvent dans la dentelle Chebka.

















    Même pour continuer à faire des bandes, les dentellières vont souvent abandonner le coussin pour  ce système du papier kraft .
    Su la carte postale ancienne de la maison Lavigerie à Carthage que je vous ai montrée plus haut, vous aviez peut être remarqué que les petites filles n'ont plus de coussins,
     elles ont généralement un carré de papier kraft comme celui du mouchoir ci dessus.

    Par contre la petite fille en robe claire au centre travaille une dentelle au mètre sur un long papier kraft enroulé comme celui que je vous montre







    Un gros plan permet de voir le travail en cours, et le mélange amusant des techniques :
    On a trois bandes contiguës
    La bande centrale s'accroche sur deux traits en point de bâti, alors qu'aux extrémités, on retrouve la chaînette.







    Sur la photo du bas, on voit un coussin traditionnel ....
    mais la dentellière travaille sur du papier kraft avec des points de bâti.

    Peut importe la technique pourvu que la dentelle soit belle, n'est-ce pas ?




    A noter que cette dentelle a été aussi réalisée dans d'autres pays, comme le Maroc et l'Algérie bien sûr, mais les soeurs missionnaires ont aussi enseigné la technique dans plusieurs pays d'Afrique noire par exemple.










    Photo1= L'illustration du costume de Monastir est tiré de magnifique ouvrage "Les costumes traditionnels féminins de Tunisie" édité par la Maison tunisienne de l'édition.

    Photo 2 : détail d'un tableau ("Chebka") du peintre tunisien Abdelaziz GORGI
    Sur un  numéro (je vais rechercher lequel) de la revue "La dentelle" publiée par le centre d'enseignement du Puy, vous verrez une autre dentellière travaillant la chebka.

    Les photos 3 et 4 ont été prises dans le petit livret "Chebka dentelle arabe" écrit par les Soeurs Blanches de Notre Dame d'Afrique. Collection Cartier Bresson

    L'illustration 5 est extraite de l'ouvrage "dentelles algériennes et marocaines" par Prosper Ricard.

    Les dentelles photographiées font partie de la collection de Sylvie.

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