• Des Vies


     

    On parle beaucoup des dentelles, on les admire, on les collectionne; on parle aussi souvent de tous ces nobles messieurs et nobles dames qui les portaient;  mais les humbles petites dentellières qui les faisaient, il ne faut pas les oublier.

    Aujourd'hui, j'ai eu envie de vous faire rencontrer quelques unes d'entre elles.

    Nous avons toutes en tête une image des dentellières d'autrefois, travaillant plus de 12 heures par jour, pour un salaire de misère, exploitées par les leveuses (pas toutes) et les  marchands.
    C'est en grande partie vrai, mais il faut savoir que les situations pouvaient être très variées en fait.

    En 1902, Pierre Verhaegen est chargé par le Ministère de l'Industrie et du Travail Belge de faire un état des lieux de l'industrie dentellière dans son pays pour voir s'il est possible de lui donner un second souffle (*).

    Pour cette étude, il est allé dans les ateliers, les couvents, mais il a aussi rencontré de nombreuses dentellières à domicile, et a établi une longue liste de ses visites, avec pour chacune un bref exposé de leurs conditions de vie, de la dentelle qu'elles étaient en train de travailler et de leur salaire.

    Cette liste, si on prend le temps de la lire attentivement est très intéressante ... et émouvante.
    Je vous propose donc une petite visite chez quelques dentellières à domicile des années 1900, en Belgique


    Dans la très grande majorité des cas, la situation est bien celle que nous imaginons, en voici deux exemples parmi beaucoup d'autres :

    Deux vieilles femmes gagnent de 50 à 60 centimes par jour , en faisant des mouchoirs en dentelle de Bruges. Elles travaillent 10 heures par jour pour une kooprouw (leveuse) qui, au bout de la semaine , leur retient souvent 5 à 10 centimes sur leur salaire, en prétextant que l'ouvrage est mal fait  .
    (salaire 0.50 ou 0.60 fr par jour pour 10 heures de travail)

    Deux ouvrières, une vieille et une jeune, font des Valenciennes de 5 et 6 cm de large et gagnent, la première 80 et la seconde 85 centimes, en travaillant l'une et l'autre 11 heures par jour. Comme je leur demande pourquoi elles portent leur travail à une kooprouw qui les exploite, elles me répondent qu'elles ne peuvent pas s'adresser à un fabricant. La kooprouw les force "à rester à son service" en leur donnant des avances sur leur salaire. Et n'ayant pas de quoi vivre, elles sont trop heureuses de recevoir ces avances.
    (salaire :0.85 frances par jour, pour 11 heures de travail)



    Au fil des témoignages, on se rend compte que les salaires peuvent être très différents selon la dentelle travaillée.

    Certaines s'adaptent et changent de dentelle, quitte à être moins "productives" au début. D'autres travaillent le même modèle depuis ... 35 ans !

    Il apparaît aussi que le salaire est sensiblement plus élevé si la dentellière traite directement avec le marchand, mais toutes ne font pas cette démarche :



    ... comme je lui demande pourquoi elle ne porte pas son travail chez un fabricant qui la paierait mieux, elle me répond que le fabricant habite trop loin, tandis que la kooprouw habite à quelques maisons de là.


    ou bien au contraire :


    ..... notre ouvrière a compris qu'en portant sa dentelle à la factoresse d'Houthulst ou de Staden, elle diminuait son bénéfice; elle se rend donc maintenant tous les quinze jours à Hooglede, à quelques kilomètres de chez elle, et remet ses dentelles à un facteur plus important  ....  elle paie le fil 1.70 fr la livre au lieu de 2 francs, et elle n'est pas obligée de se fournir de marchandise chez le facteur lorsqu'elle va pour reçevoir son argent.


    Pierre Verhaegen raconte ensuite que cette dentellière souhaiterait que 10 dentellières au moins fassent comme elle, ainsi elles pourraient traiter directement  avec une maison de Bruxelles, de Courtrai ou de Lille, faisant chacune leur tour le voyage.



    Les deux histoires qui vont suivre prouvent que la misère n'était pas une fatalité pour les dentellières;  il y avait deux façons de sortir du lot : être une très bonne dentellière, ou bien être maligne et bien faire ses calculs .... mais dans tous les cas, il fallait travailler plus de 12 heures par jour au minimum !






    Ainsi cette très bonne dentellière, qui connait sa propre valeur, et qui est traitée avec égard par le marchand trop content de bénéficier de son travail


    Une dentellière agée de 35 ans environ fait un magnifique volant en Malines large de 20 centimètres. Cette dentelle ...lui est payée 150 fr l'aune et lui permet de gagner environ 2 francs par jour. Cette ouvrière emploie 1100 fuseaux et son activité est très grande. Elle a conscience que son travail et son gain la font ranger parmi les ouvrières exceptionnelles; aussi est-elle extrèmement défiante et ce n'est qu'après de nombreuses hésitations qu'elle consent à me dire ce qu'elle gagne. Le fabricant pour qui elle travaille est plein d'égards pour cet oiseau rare; il paie toujours à l'avance, au mois ou à la semaine comme l'ouvrière le préfère.
    (salaire : 2 fr par jour pour 14 heures de travail)



    Et enfin, j'aurais bien aimé rencontrer ces deux soeurs  qui ont monté une sorte de "micro entreprise" en diversifiant leurs activités de façon tout à fait astucieuse:


    Deux soeurs très intelligentes font toutes sortes de guipures et de torchons, et surtout des fantaisies de leur invention, telles que des guipures pour rideau en fil vert, jaune ou rouge, où sont intercalées des cordelettes de diverses couleurs. Elles gagnent facilement de 1,25 fr à 1.50 fr par jour. Elles s'occupent aussi de piquer des cartons et des parchemins et elles vendent des patrons aux ouvrières. En travaillant de 7 heure du matin à minuit, elles peuvent gagner au métier de piqueuse jusque 1.80 fr par jour.
    Très industrieuses, elles achètent ou inventent de nouveaux dessins, vendent leurs dentelles dont elles ont toujours un stock bien fourni, et des carnets d'échantillons, aux étrangers de passage; à l'occasion, elles accèptent des commandes assez importantes qu'elles font parfois exécuter par d'autres ouvrières. Elles achètent aussi de temps à autres à des ouvrières une belle pièce de dentelle qu'elles espèrent pouvoir revendre plus cher. Elles exécutent les commandes de dentelles que leur adressent directement les dames de Dixmude et fournissent les parchemins tout piqués à quelques jeunes filles de la bourgeoisie qui pratiquent l'art du fuseau en manière de passe_temps
    (salaire ; 1.40 par jour pour 13 heure de dentelle, ou 1.80 par jour pour 16 heures de piquage)



    Dans le premier exemple, la dentellière gagnait 50 centimes pour 10 heures de travail, notre excellente dentellière gagnait correctement sa vie avec l'équivalent de 1,40 francs pour 10 heures de travail, ça vaut quand même le coup de faire de la belle dentelle, non ?


    (*) Pierre Verhaegen - Les industries à domicile en Belgique - tomes IV et V - La dentelle et la broderie sur tulle - Bruxelles - 1902


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